Il y a toujours quelqu'un qui vaporise l'air de son humeur.
Quelqu'un qui entre en étant furax. Quelqu'un qui entre et qui pose des questions. C'est pas très bien vu dans la maison. Et c'est quelque chose qui ne passe pas inaperçu, non plus. Parce qu'ici, en général, les hommes préfèrent venir passer un bon moment bien entouré plutôt qu'à chercher les embrouilles. Ici, on est chez les Yakuzas. C'est pas écrit noir sur blanc, c'est pas imprimé sur une affichette placardée au mur. Mais c'est quelque chose qui se sait. Et on préfère rester loin des histoires des Yakuzas. La situation m'échappe peut-être un peu. Mais toujours est-il qu'il y a ce type qui entre dans mon champ de vision et qui disparaît très vite, suivi par un visage vaguement familier et totalement crispé. Le mec le plus tendu que j'ai jamais vu dans ce club. Il est venu une fois, avec des amis, il avait l'air au bord du suicide le pauvre, tellement coincé. C'est clairement pas le genre à venir ici par plaisir. T'sais, je l'ai revu quelques fois après, croisé par hasard en dehors d'ici, et je l'ai pas du tout détesté. Peut-être même que je l'aime bien, mais toujours est-il que sa présence en ces lieux me fait me poser des questions. Cette vision de lui a un goût de pas normal, et je croirais presque distinguer ses muscles crispés sous sa chemise.
C'est vraiment pas normal.

Je me détache de l'ombre dans laquelle j'étais à moitié planquée. Je me glisse entre les tables, mes pas me mènent à lui. A Takahashi qui me connaît sous mon nom d'hôtesse. Chiemi. Je le vois rejeter une de mes collègues, pas méchamment, certes, mais… Vraiment. Que fait-il ici ?

« Vous avez égaré quelque chose ? »

On pourrait s'imaginer le type qui a découvert que sa petite-amie est hôtesse.
On pourrait s'imaginer le type qui a reçu une sorte de SOS.
On pourrait s'imaginer le type qui a voulu retenter l'expérience et qui regrette déjà.

« Finalement, vous n'avez pas résisté à la tentation de venir me voir ? » ajoutais-je avec un sourire malicieux.

Je me doute bien que ce n'est pas ça. Je me doute bien qu'il y a 98,8% de chances qu'il m'envoie bouler. Mais je cherche à comprendre. Je cherche à savoir. Je gratouille sans y aller trop frontalement. Et je lui parle comme s'il s'agissait d'un simple client, parce que je ne peux pas me montrer si familière avec lui ici. Ça serait trop bizarre, ça pourrait causer des soucis. Les murs ont des yeux. Et des oreilles. Et les gens qui se trouvent ici aussi, d'ailleurs.

Je le vois, dans le plus grand désarmement, ce grand garçon qui se fait tout petit. Cet homme qui erre là, tel un animal blessé, cherchant des yeux quelconque issue que jamais il ne pourrait trouver. Je me plante pas loin de lui, cherche à comprendre pourquoi il est revenu entre ces murs. A-t-il perdu quelque chose ? C'est l'impression qu'il m'a donné dans un premier temps. Il ne tarde pas à me répondre, j'arque les sourcils en entendant ce qu'il me dit. Deux membres de sa famille ? Comment ça ?

« Parce que vous avez le genre de famille qui fait des réunions dans des bars à hôtesses ? »

J'ai pas pu m'en empêcher. Franchement, c'est assez incongru de savoir qu'il est venu là avec deux membres de sa famille alors que c'est justement le genre d'endroit où on ne veut pas voir sa famille, voire même le genre de lieu où l'on aimerait pas du tout que notre famille sache qu'on le fréquente. Cela dit, je ne peux faire autrement que de m'amuser de l'information que j'ai reçu. La vie réserve des surprises, n'est-ce pas ?

Je m'attendais à ce que Takahashi m'envoie bouler, mais finalement non. Je crois même que les traits de son visage se sont même un peu détendus. Est-ce bien un sourire ? Serait-il content de me voir ? Ou… Plutôt, soulagé ?

« Ca, c'est parce que vous n'avez pas encore pris quelques verres en bonne compagnie ! »

C'est bien connu que l'alcool déride, c'est un vrai remède miracle pour ce genre de chose. Il est certain qu'avec quelques verres, ça irait certainement mieux. Pendant un instant, je capte qu'il regarde quelque chose derrière moi, je me retourne légèrement pour suivre son regard. Dans un coin, il y a un gars qui est entouré de plusieurs hôtesses, ce qui me fait lâcher un petit rire.

« On dirait qu'elles se sont trouvé une nouvelle coqueluche à chouchouter. Vous savez, je pense que vous pourriez facilement être à sa place si vous en aviez envie. »

Physiquement, cet homme a tout pour plaire aux femmes. A quasiment toutes les femmes, même, à mon avis. Mais il est tellement réservé, le pauvre, que ça pourrait aussi en effrayer plus d'une. Moi, je ne me démonte pas, mais en même temps, je ne suis pas dans un jeu de séduction donc ça aide. Mon regard vient de nouveau sur le visage de Takahashi qui me demande de rester avec lui.

« Eh bien, qu'il en soit ainsi. » lui répondis-je avec un grand sourire. « On se le boit, ce verre, alors ? »

Tout en lançant la proposition, je me dirige vers le comptoir afin de créer un élan et l'encourager à se détendre un peu. Maintenant qu'il est là, ça serait bien dommage qu'il n'en profite pas, n'est-ce pas ? Et puis je serai une bien médiocre hôtesse si je ne tentais même pas de le mettre un minimum à l'aise. Et à mon avis, il faut il y a aller de la manière forte !

La nouvelle m'étonne un peu. Je suis une personne observatrice et pourtant, je n'ai vu aucune de nos hôtesses se faire agresser ou arriver blessée. J'aurais vraiment raté ça ? Je suis un peu déçue de moi-même pour le coup. Et je ne savais pas du tout que sa soeur travaille ici. Ni qu'il a un frère jumeau d'ailleurs. Je crois qu'on a pas tant fait connaissance que ça lors de nos rencontres. Ou alors, comme j'avais bu, j'ai zappé quelques informations. Je ne sais pas trop.

« Ah bon ? Votre sœur travaille ici ? Qui est-elle ? Et je suis désolée pour elle qu'elle ait été agressée. Ça s'est passé ici ou à l'extérieur ? » lui répondis-je.

Ca serait étonnant que ça se soit passé ici, dans la salle où l'on reçoit le public. Nous avons des agents de sécurité. On ne les voit pas au premier regard, mais ils sont là, tapis dans l'ombre et toujours prêts à réagir en cas de soucis au sein de l'établissement. Je crois que je ne comprends plus grand chose pour le coup…

Je lui fais remarquer qu'il doit certainement avoir besoin d'un verre, et je remarque qu'il observe ce mec bien entouré de plusieurs hôtesses qui semble ravi de s'être fait mettre le grappin dessus. C'est assez marrant. Mais Takahashi a carrément le potentiel pour être à leur place, je ne manque pas de le lui dire. Mais je crois que c'est pas du tout son truc.

A sa réponse, je réagis : « Parce que c'est votre frère ? Votre jumeau ? »
Et puis j'ajoute : « Vous ne vous ressemblez pas beaucoup… Mh… Désolée si c'est vexant ? »

Mais c'est vrai. De la part de jumeaux, je me serais attendue à deux personnes physiquement identiques. Mais ils ne sont pas identiques du tout. Je trouve même qu'on pourrait presque avoir du mal à croire qu'ils sont frères mais… C'est peut être le fait qu'ils semblent aussi différents dans leur comportement aussi, ça n'aide pas à faire le rapprochement entre eux.

Je lui propose finalement un verre et je suis ravie qu'il accepte. Je hoche la tête et je commande une bière pour chacun de nous. Il a dit qu'il paierait pour le temps passé ensemble, il pourra bien payer un verre pour moi aussi, non ? Ça fait partie des usages dans un tel endroit. Tu payes des consommations à ton hôtesse, sinon t'es pas très bien vu.

« Une petite bière légère alors ! » lui dis-je. « Venez, nous allons nous asseoir. »

Je porte les deux verres jusqu'à une table auprès de laquelle je m'assois. J'attends qu'il s'approche aussi et finalement, je reprends la parole concernant sa question posée auparavant et à laquelle je n'ai pas pris le temps de répondre.

« C'est l'usage dans un bar à hôtesses, ça permet de faire plus facilement la séparation entre la vie professionnelle et la vie personnelle, en quelque sorte. »

Je donne mon pseudonyme aux clients, mon vrai prénom aux personnes que je rencontre en dehors d'ici. Mais c'est vrai que je n'ai jamais eu idée de lui donner mon vrai nom alors que je l'ai vu largement plus souvent en dehors de ce lieu qu'à l'intérieur.

« Lors de notre prochaine rencontre, je vous donnerai mon vrai nom si vous me promettez de m'appeler Chiemi si vous remettez les pieds ici. »

Ce qui m'étonnerait bien. J'imagine que plus il se trouve loin d'ici, mieux il se porte. Mais on ne sait jamais ! Il n'avait probablement pas l'intention de revenir une deuxième fois ici et pourtant… Il est bel et bien là !

J'écoute attentivement ce qu'il me dit et puis je hoche simplement la tête. Je ne sais pas bien ce que j'aurais pu dire de plus à vrai dire. Je ne suis au courant d'absolument rien concernant sa sœur et, en plus, je ne sais même pas de quelle hôtesse il s'agit, ce qui n'aide pas vraiment non plus pour avoir des informations supplémentaires de la part de qui que ce soit. J'aurais pu tenter de me renseigner auprès de quelqu'un d'autre mais… Sans même un nom, ce n'est pas vraiment possible. Et puis… Je pense bien qu'il y aurait vite eu des chuchotements ou quoi que ce soit si quelqu'un était au courant alors… Je ne sais pas. Cette histoire est un peu étrange. Peut-être que c'est arrivé en dehors et que la demoiselle n'est pas encore ici, peut-être qu'elle va arriver bientôt ? Aucune idée. Mais en tout cas, si Takahashi a l'air inquiet… Son frère jumeau a carrément l'air d'avoir oublié pourquoi il est là, à vrai dire. Il a l'air totalement connecté à l'ambiance du lieu, ce qui rend la situation encore plus étrange, il faut dire ce qui est. Mais… Passons. Son frère - jumeau en plus - ne lui ressemble pas le moins du monde, c'est étonnant. Je ne peux m'empêcher de lui faire la remarque et sa réponse me fait lâcher un petit rire.

« Je ne sais pas s'il devrait se sentir flatté ou insulté. » répondis-je avec un amusement certain.

Installés tous les deux, j'ai déposé les deux bières commandées sur la table et je me saisis de l'une d'entre elles pour boire quelques gorgées. Et c'est à peu près là que je me rends compte que cet homme, il a beau être surtout une connaissance d'en dehors d'ici, il ne connaît même pas mon vrai nom. Mais je n'ai pas envie de le lui donner ici pour autant en fait. Je pourrais, en dehors. Seulement s'il continue de m'appeler par mon nom d'hôtesse ici. Il me le promet, je hoche la tête avec un petit sourire.

« La vie réserve parfois des surprises, non ? »

Il n'était pas convaincu de revenir avant, et pourtant, le revoilà entre ces murs. Certes, ce n'est pas par plaisir mais… Il est tout de même revenu.

« Vous ne pouvez pas appeler votre soeur pour savoir où elle est ? Ou… Est-ce qu'elle a un signe distinctif pour que je sache qui c'est ? »

Ça fait assez longtemps que je travaille ici, donc je connais les personnes qui travaillent ici. Je ne suis pas proche de tout le monde mais… Je les connais quand même, ne serait-ce que de vue et leur nom d'hôtesse.